Le jour où Kriss Kross m’incita à la délinquance

Cover

Il y a dans mes souvenirs d’ado passionné de rap des groupes que l’on pourrait qualifier de phénomène culturel dangereux pour la jeunesse. Public Enemy, NWA, ou NTM par exemple. Mais pourquoi diable Kriss Kross en ferait partie ? …

Mais que s’est-il donc passé ? Comment expliquer que ce groupe de rap américains dont je comprenais seulement les paroles simplistes du refrain «Jump», m’engraina avec une telle violence, au point que j’aurais dû finir en prison si je n’avais pas bénéficié d’une chatte de bâtard ? C’est ce que je vais essayer de comprendre avec vous.

Pourtant tous commençait plutôt de manière banale, un camping dans le sud de la France, un sale mioche de 14 ans (moi), et une boite de nuit gratuite à l’intérieur même de ce foutu camping !

Oui, on peut dire que j’étais un privilégié inconscient de l’être. Avoir l’opportunité de quitter la cité pour deux semaines d’été, ce n’est pas rien mais au lieu d’en rendre grâce dignement, je faisait le gangster de pacotille, avec mon Walkman rempli de rap US : Naughty By Nature, De La Soul…

Vu que je me cherchais une identité pour traverser les tumultes de l’adolescence, je n’avais rien trouvé de mieux que ce genre musical : c’est Public Enemy qui injecta le virus de la révolte anti-système dans mon esprit alors que j’avais 11 ou 12 ans, et on peut dire que l’aspect noble cause politique m’avait séduit malgré la barrière de la langue, alors que naturellement à cet âge je n’avais aucune culture de quoi que ce soit d’ailleurs, et mes piètres résultats scolaires n’allaient pas aider à élever mon esprit au-dessus de la masse.

Apocalypse-91-the-enemy-strikes-black

Seulement voilà, l’énergie vindicative de ces rappeurs déguisés en militaire suffisait à justifier à mes yeux leur combat, même si cela ne me concernait pas dans ma condition de vie ou mon entourage. Doit-on parler de mimétisme ? Je laisse les experts se déchaîner dans la zone de commentaire.

Même si le rap a toujours su me charmer par sa créativité artistique, je pense que mon attachement à cette musique tenait beaucoup à ce qu’elle fut le témoin de ma crise d’adolescence, voir peut-être sa raison ? Je ne sais pas trop mais le point positif dans ce merdier, c’est que je n’ai connu 2Pac qu’après celle-ci, sinon je crois que j’aurais fini à Guantánamo ou en HP.

Bon, revenons à nous moutons, Et Kriss Kross alors ? Au bout d’un certain temps mon esprit n’était donc plus qu’un tonneau rempli de poudre à canon, dont chaque grain représentait soit un mauvais exemple, soit une mauvaise fréquentation, soit un clip de rap bien énervé contre le système, soit un désir d’impressionner une tchoin… Vous comprenez qu’il ne manquait vraiment plus qu’une étincelle pour faire exploser le bousin qui me faisait office de cervelle…

En repensant à cette année 92, régnait une drôle d’atmosphère, qui ne devait pas être étrangère aux émeutes de Los Angeles survenues fin avril, dont les images de pillage faisaient grimper l’audimat des merdias de l’époque. Mais je vais être honnête, je m’en foutais royalement, tout comme des jeux olympique de Barcelone, et tout ce qui me préoccupait c’était comment pécho, trouver des déglingos, traîner un peu partout entre la plage et le bar du camping avec mon t-shirt Public Enemy… Et bien sur faire quelques petites conneries, qui aujourd’hui me ferait honte à raconter…

Finalement j’étais plus un ennemi de mes pauvres parents qu’autre chose.

Ce qui m’a certainement induit en erreur avec Kriss Kross, c’est que j’ai découvert le groupe par voix audio, en boîte de nuit. Comme j’avais du mal à distinguer les voix, j’avais l’impression que c’était un crew de plusieurs jeunes énervés genre 3 ou 4 gugusses, bref un groupe de racaille de l’espace. Avec le recul aujourd’hui on s’aperçoit qu’il n’avait pas grand chose de sulfureux, aucun message menaçant ou politique. Ceci étant dit, l’intrus était vicieuse, urbaine, et super énergique : un genre de Wu-Tang Clan pour les enfants, un an avant le vrai Wu-Tang !

Les vacances terminées je reviens chez moi plein de souvenirs sympas mais sans éclats, et c’est à ce moment qu’il se produisit un épisode que jamais je n’oublierais, tant il représente à mon avis le point culminent de mon désir de me sentir libre et de répondre à mes pulsions, fier comme Scarface devant sa friteuse.

Aller, plantons le décor.

En début d’article, je vous parlais de mauvaises fréquentations, et j’en avais une qui n’était pas des moindre. Pour des raisons de confidentialité, on va l’appeler Denzel. C’était la plus grosse crapule de la ville. Un fou. Un mec qu’il ne faut mieux pas croiser. Et bien c’était mon pote.

Quoi ?

Yes. Et je dirais même mon protecteur, car plus personne ne pouvait me frôler de trop prêt. Mais cela n’était pas gratuit évidemment… Ce gros déglingo m’avait approché quelques mois auparavant, car il avait certainement repéré que je pouvais représenter une ressource matérielle ou un larbin. Il m’a contacté furtivement en mode je voudrais t’échanger des jeux Sega Megadrive. Avec le recul on aurait dit une bonne veille technique de scam…

Un stratagème banale et toutefois efficace sur moi, car nous sommes devenus des « potes » manettes de jeu en main. Il exerçait de plus en plus de fascination sur moi : il était beaucoup plus vieux et expérimenté dans le vice, réputé le plus ouf du quartier etc.

Et en plus il avait la cassette de Kriss Kross !

Il faut savoir qu’à l’époque il fallait être con pour acheter un CD, vu la possibilité de duplication offerte par les doubles lecteur cassette. Mais malheureusement je n’avais pas réussi à copier ce fameux album de Kriss Kross, car dans mon cercle de connaissance il y avait plus de métaleux, de technomans et de rastas que d’amateur de rap. Ce qui est surprenant s’est de voir comment cette musique rebelle était assez peu validé par les jeunes en tout cas dans ma ville : on se faisait vite traiter de clown à s’intéresser à des groupes qui mettent leur futal à l’envers.

Artworks-000363991473-5t91c2-t500x500

Ces moqueries envers le rap s’estompèrent un peu il est vrai avec l’arrivée de certains artistes charismatiques comme Snoop Dogg ou Booba.

Mais je me sentais comme un précurseur de m’intéresser dès 1990 à ce mouvement. Et de voir que Denzel, mon espèce de mentor des bas fonds pour fils à papa en mal de sensations fortes, écoutait aussi ce même genre de rap remuant, cela permit une sorte de complicité avant-gardiste, facilitant l’esprit voyoucratique par la même occasion, une tendance dangereuse si on n’a pas de grand frère pour être canalisé…

Alors c’est vrai que j’avais fini par voir le clip « Jump » sur MTV, me rendant compte que Mac Daddy et Daddy Mac n’étaient pas dans un gang dans un ghetto façon Mobb Deep, mais plutôt deux gars sympas qui auraient aussi bien pu être nos potes de la MJC du coin. On pouvait finalement s’identifier en se disant putain, imagine ce serait moi et Denzel à la place, on serait des stars, on n’aurait plus besoin d’aller à l’école, les femmes etc., ce genre de phantasmes que seul des rappeurs de notre âge pouvaient susciter.

On ne pouvait pas reprocher à Kriss Kross d’influencer la jeunesse, d’être un mauvais exemple : il ne mettait pas la drogue en avant ni la violence dans leurs textes ou quoi, mais en tant que francophone mauvais en anglais, je pense que nous fantasmions carrément le côté bad boy, et c’est vraiment cela qui m’impressionne avec le recul, à quel point l’imaginaire est important dans notre rapport à la culture, ce qui explique peut-être l’anecdote que je m’apprête à vous dévoiler…

Un beau soir d’hiver, nous avions décidé, comme ça, de monter sur Dijon, une ville déjà assez importante, à 60 kilomètres de notre modeste canton de pecnot. Mineure que nous étions, sans même un scooter ou une pétrolette, d’où nous venait notre détermination ?

En fait pour tout vous dire, au début je prenais pas trop Denzel au sérieux quand il proposa ce projet. Mais de fil en aiguille il est vite devenu le leader maléfique de cette incroyable épopée, déployant sa tchatche de la vérité si je mens, avançant même qu’il connaissait un peu de monde sur Dijon.

Et hop nous voilà partie. Pour commencer on faisait naïvement du stop à la sortie de la ville, la nuit et dans le froid, emmitouflés dans nos doudounes, et donc on a très vite compris qu’il fallait trouver un truc plus concret et croyez moi si vous voulez, la première voiture que l’on a trouvé, du premier village qu’on a arpenté en direction de Dijon, était un express de chantard… avec les clés dessus !

Util

Une fois assis à la place du mort, je me sentais le roi du monde, alors que simple passager ne sachant même pas conduire à la base. Ensuite, le hasard fit encore bien les choses : ce véhicule de blédard, dont je me félicitais du fait que la volaille ne remuerait pas ciel et terre pour le retrouver, possédait un lecteur de cassette. Et bien sur ce psychopathe de Denzel ne m’avait pas dit que dans sa poche se trouvait la fameuse cassette de Kriss Kross qui faisait de lui un mec cool au quartier. Je n’oublierais jamais quand il l’a sorti de sa poche en me zoomant avec un sourire à la Jack Nicholson dans Shining.

Jack-nicholson-dans-shining

Et s’il vous plaît maintenant imaginez cette scène digne d’un film de Spike Lee : deux ados coiffés avec des bonnets de ski, récitant des paroles de rap en anglais sans les comprendre… déambulant dans une voiture volée toute pérave… dans le centre ville de Dijon : nous avions en fait inventé GTA quelques années avant sa sortie ! Et visez moi un peu la tête des bons bourgeois bourguignons alors que nous étions côte à côte aux feux rouges. Je peux vous dire que j’en frisonne en tapant l’article sur mon clavier, alors que je sais pertinemment ne rien avoir accompli de glorieux ! Nostalgie, quand tu nous tiens.

Bref, je ne me souviens plus exactement comment s’est terminé ce périple dans la capitale de la moutarde. Nous avons certainement abandonné la voiture quand elle n’avait plus de carburant…

Aujourd’hui Denzel est mort de maladie, RIP, dans une solitude que je ne souhaite pas à mon pire ennemi, après avoir sorti d’une longue peine de zonz, pour une salle histoire survenue beaucoup plus tard quand il était majeur, et à laquelle heureusement je n’avais pas participé. Il faut savoir couper les ponts avec certaines personnes dans la vie…

C’est vrai que j’ai évité l’incarcération mais finalement je vie aujourd’hui en Covidie, ce qui reviendrait presque au même d’un point de vue psychologique. Pas beaucoup de potes solides à mes côtés si ce n’est peut-être Chronic, mais au moins je constate que j’ai mon propre véhicule, et mon propre petit blog de rap.

Et de temps en temps je vais sur Youtube mater ce putain de clip de Kriss Kross, me replongeant ainsi dans mon passé de délinquant en survêt’ Tacchini engrainé par une culture américaine qu’il ne comprenait pas vraiment. Je suis un peu comme les scientifiques qui s’amusent à photographier le big bang dans le fond cosmologique, qui ne sera jamais lui aussi totalement compris.

Share

Laisser un commentaire